Le Domaine d’Isegorias » Les trois ogres : le roi des Korrigans - Contes et légendes de Bretagne, Féerique

Les trois ogres

CHMELOVA, Elena, Contes celtes, Gründ, 1992

Une fois, j’étais sur les chemins depuis déjà longtemps et le froid m’avait gelé, la faim me tordait l’estomac, quand j’aperçus une maison. J’y entrai, pensant m’y réchauffer un peu et peut-être aussi m’y restaurer. Mais je n’y trouvai qu’une jeune femme en compagnie d’un jeune enfant. L’enfant riait et trottait, mais la mère se lamentait avec désespoir.

«Pourquoi pleures-tu, au lieu de jouer avec ton enfant?» lui demandaije, étonné.

«Comment pourrais-je rire et jouer avec lui, alors que nous sommes condamnés à mort», répondit la femme en pleurant de plus belle, «et si l’on te trouve aussi ici, c’en sera fait de toi.»

Tant bien que mal, je réussis à la calmer, et elle put m’expliquer dans quelle demeure j’étais tombé.

«L’an dernier, à l’automne, je me suis rendue avec mes parents au marché de la ville. Parmi les autres gens, il y avait là trois énormes géants. Tout le monde en avait terriblement peur, car ils dérobaient à chacun, sans vergogne, tout ce qu’ils voulaient. Là-dessus, l’aîné des ogres me remarqua. Il se saisit de moi, me lança en travers de ses épaules et m’emporta loin du marché en compagnie de ses frères. Ils m’ont amenée ici et depuis ce temps, je leur fais la cuisine, je lave leur linge et tiens la maison. Mais le pire, c’est que l’aîné veut me prendre pour épouse. Je l’ai supplié d’attendre que j’aie atteint dix-huit ans, mais ce délai expire dans deux jours, et je préfère mourir, ainsi que cet enfant, plutôt que de devenir la femme de cet affreux géant.»

«Mais à qui est cet enfant?»

«Les ogres l’ont volé hier au château royal et m’ont ordonné de le tuer afin de se venger du roi. Ils pensent que, lorsque le souverain apprendra la disparition de son fils unique, il n’aura de cesse de le chercher de par le monde. Il en oubliera jusqu’à l’existence des géants et arrêtera de les traquer. S’il apprenait par hasard que c’était eux qui avaient enlevé son fils, tout le monde serait pétrifié de peur et, eux ils auraient la paix.»

A présent, j’en savais assez.

«Cesse de pleurer et d’avoir peur et écoute-moi», lui dis-je. «II vaut mieux quelquefois regarder la mort en face pour mieux la combattre. Dans mon sac, je transporte un cochon. Tu vas le faire rôtir et servir aux géants à leur retour quantité de bière. Quant à moi, je me cacherai en compagnie du prince dans la cave. Ensuite, nous aviserons.»

Quand les trois ogres rentrèrent chez eux, je me précipitai dans la cave, tenant le jeune prince dans mes bras. Il y avait là des fûts immenses et de la viande fumée pendait à des crochets. Je me blottis avec l’enfant dans le coin le plus sombre en espérant que je pourrais me cacher ainsi jusqu’à ce que les ogres, bien rassasiés et quelque peu ivres, s’endorment.

Mais avant de s’endormir, les ogres voulurent avoir tout leur content. Le plus jeune vint .dans la cave. II titubait sur ses jambes et s’appuya contre le tonneau derrière lequel je me cachais. Il voulut saisir un morceau de vian­de et, comme il me tournait le dos, je bondis pour l’assommer. Au bout d’un moment, quand les autres ne le virent pas revenir, le cadet descendit à son tour dans la cave. Il chercha à prendre lui aussi la meilleure viande, et se cogna contre son plus jeune frère. Quand il se pencha sur lui, je l’as­sommai à son tour et il s’écroula. Je ne me souviens plus s’il me fallut at­tendre longtemps ou non avant que l’aîné descendît dans la cave. Il trouva ses frères, gisant à terre, et en se penchant sur eux, il constata qu’ils étaient morts. Il regarda furieusement autour de lui et ne tarda pas à me découvrir. Il me fit face, se saisit d’une puissante massue qu’il brandit au-dessus de sa tête et abattit avec une telle force qu’il fit un trou dans le sol où l’on aurait pu s’enfoncer jusqu’aux genoux. Heureusement, j’avais fait un saut de côté et son arme ne toucha pas à un seul de mes cheveux. Tandis qu’il retirait sa massue du trou qu’il avait creusé, je bondis sur lui et tentai de l’assommer par trois fois. Mais il avait la vie dure, car il réussit à se relever, à reprendre sa massue et à la lancer vers moi. II me manqua mais me blessa sérieuse­ment.

Son arme alla cogner contre le mur de pierre et rebondit vers lui. Il tomba, mort, auprès de ses frères tandis que le sang jaillissait à flots de ma blessure. J’étais dans un état second, lorsque la jeune fille se précipita vers moi.

«A présent, je peux mourir tranquille, car je vous ai délivrée de ces monstres», lui dis-je.

«Pourquoi devrais-tu mourir?» répondit-elle. «Ressaisis-toi. Les géants possédaient une eau miraculeuse. Je vais te conduire et tes plaies seront guéries . »

Elle me traîna sur son dos jusqu’à la cave voisine où se trouvait un fût plein d’eau à ras bord. Mais je n’en pus voir davantage. Tandis que la jeu­ne fille se penchait avec moi au-dessus de la surface du tonneau, une lu­mière m’aveugla, puis ce fut le néant. Si je n’avais pas été près de cette eau miraculeuse, je serais sans doute mort. Mais elle me raviva et je repris ins­

tantanément des forces à tel point que je pus sortir de la cave sur mes propres jambes.

«Dis-moi donc, roi Conal, si je n’ai pas été une fois encore plus près de la mort que je ne le suis à cet instant?»

«En effet», convint le souverain, dans ces conditions, tu seras mon hôte le plus précieux. D’autant plus que sans toi, je ne trônerais pas ici à cet instant, car je suis ce jeune prince que tu as sauvé des géants. Mon père savait que mon bienfaiteur était le brigand noir, et il t’a fait chercher dans le monde entier. Mais personne n’a jamais réussi à te trouver. Ensuite, je t’ai fait chercher moi aussi très longtemps et n’ai cessé que lorsque ta mort m’a été annoncée. Je suis donc d’autant plus heureux de t’accueillir dans mon château.»

En peu de temps, les serviteurs eurent dressé le plus fastueux banquet qu’on eût jamais vu à la table royale. Puis le roi récompensa généreusement le brigand noir et offrit des présents aux jeunes princes en souvenir de leur visite. II leur prêta également ses fameux chevaux.

«Lorsque vous n’en aurez plus besoin, il vous suffira de leur rendre la liberté», leur dit-il, «ils reviendront ici d’eux-mêmes.»

Les trois frères remercièrent le roi Conal et le brigand noir, puis ils s’en retournèrent chez eux par le chemin le plus court.

Du haut de sa plus haute tour, leur belle-mère les aperçut.

«Me rapportez-vous les chevaux du roi Conal?» cria-t-elle.

«Nous te les ramenons, comme tu nous l’as ordonné», répondit l’aîné.

« Je descends!» s’exclama-t-elle.

«Pas si vite!» répondit le cadet. «Nous avons bien promis de te les ramener, mais pas de te les donner. Nous avons donc accompli notre gage.» Et ils relâchèrent tous trois leurs chevaux. Les montures hennirent, piaffèrent et disparurent. On entendit encore longtemps le martèlement lointain de leurs sabots.

«Mais je puis tout de même descendre de cette tour pour manger et boire à satiété, puisque vous êtes de retour», suggéra la reine.

«Nous sommes en effet de retour», répondit le plus jeune des princes, «mais tu ne peux encore descendre de cette tour, car tu oublies que moi, je ne t’ai pas encore proposé de gage pour le jeu que tu as perdu contre moi.»

«Que m’imposes-tu donc?» s’inquiétâ la reine.

«Rien d’autre que de demeurer en haut de cette tour tant que tu n’auras pas trouvé trois autres fils de roi à envoyer à la recherche des chevaux du roi Conal.»

En entendant cela, la reine se jeta en bas de la tour et mit fin à ses jours.