Le roi aux oreilles de cheval
Extrait de Contes et Légendes des pays celtes de J. Markale
En ce temps-lĂ , Ă Morvah, non loin de Penzance, il y avait un roi qu’on appelait Cunomor. Ses sujets l’aimaient bien, car c’Ă©tait un bon roi. Il ve-nait souvent partager le repas des uns et des autres et s’informer de leurs soucis, dĂ©sirant avant tout faire respecter le justice sur ses terres. Mais chacun s’Ă©tonnait de le voir toujours la tĂȘte recouverte d’un bonnet de fourrure qui descendait jusqu’Ă ses oreilles, et cela Ă©tĂ© comme hiver, qu’il fĂźt froid ou qu’il fĂźt chaud.
Ce qu’ils ne savaient pas, c’est que le roi Cunomor avait un secret : il avait des oreilles de cheval, et c’est pour cela qu’il se cachait toujours la tĂȘte sous un bonnet de fourrure. Et seul son barbier connaissait cette particularitĂ©, mais le roi lui avait fait jurer, sous peine d’ĂȘtre pendu, de ne jamais la rĂ©vĂ©ler Ă un quelconque ĂȘtre humain. Le barbier, terrifiĂ©, avait aussitĂŽt jurĂ©, et il avait tenu parole. Mais le secret lui pesait si lourdement qu’un jour il ne put tenir plus long-temps. Passant prĂšs d’un marĂ©cage oĂč poussaient des roseaux, il fit un trou dans le sol, se pencha, mit sa tĂȘte Ă l’intĂ©rieur et prononça ces paroles :
- Le roi Cunomor a des oreilles de cheval !
Puis il reboucha soigneusement le trou et s’en alla, satisfait. Il avait rĂ©vĂ©lĂ© le secret, certes, mais non Ă un ĂȘtre humain : il l’avait confiĂ© Ă la terre, il n’avait donc pas trahi son serment.
Mais il avait oubliĂ© que la terre est la mĂšre de tous les ĂȘtres. A l’emplacement du trou qu’il avait fait, un roseau poussa et grandit. Un jour, un musicien vint dans le marĂ©cage chercher des roseaux pour en faire de petites flĂ»tes. Il coupa le roseau qui avait poussĂ© dans le trou et s’en fit donc un chalumeau, bien content d’avoir trouvĂ© ce qu’il fallait, car, le lendemain, il devait jouer des airs dans un bal qui se tenait au village.
Or, le roi Cunomor avait tenu Ă participer Ă la fĂȘte. Il vint se mĂȘler aux villageois, plaisanta avec eux et se montra joyeux compagnon. Puis vint l’heure des danses. C’est lui qui ouvrit le bal avec la paysanne la plus jolie qu’on pĂ»t trouver. Ils se mirent donc en place, au milieu de la prairie, et les musiciens montĂšrent sur une estrade improvisĂ©e avec des planches sur des ton-neaux. Et ils commencĂšrent Ă jouer. Le roi n’avait pas fait trois pas qu’on entendit distinctement le chalumeau qui chantait des paroles au lieu des sons habituels. On prĂȘta l’oreille avec attention et tous ceux qui Ă©taient lĂ en furent Ă©bahis : car voici ce que chantait le chalumeau :
- Le roi Cunomor a des oreilles de cheval ! Le roi Cunomor a des oreilles de cheval ! Le roi Cunomor a des oreilles de cheval !
Et plus le musicien jouait en tapant du pied sur les plaches, plus le chalumeau rĂ©pĂ©tait la mĂȘme chanson.
Le roi comprit trĂšs bien les paroles. Il commença par en ĂȘtre furieux, puis il se dit qu’il perdrait la face s’il ne faisait pas quelque chose. Il s’arrĂȘta de danser et imposa le silence autour de lui. Puis, d’un geste brusque, il arracha son bonnet de fourrure.
- Voyez ! s’Ă©cria-t-il, la chanson a raison. Je ne vois pas pourquoi je cacherai davantage la vĂ©ritĂ© !
Tous purent voir que le roi Cunomor avait effectivement des oreilles de cheval. Et c’est depuis de jour-lĂ qu’on ne l’appela plus de la roi Mark.
Le nom de Mark est celtique (marc’h en breton et march en gallois) et signifie “cheval”. Il est normal que ce conte soit racontĂ© au village de Morvah, car le nom de Morvah est une altĂ©ra-tion du Morvarch, “cheval de mer”.
Cette mĂȘme histoire est racontĂ©e en de nombreux lieux du pays de Galles qui comportent le terme march”, et elle est Ă©galement connue au hameau de Plomarc’h, prĂšs de Douarnenez, en Bretagne, oĂč le roi s’appelle Guivarc’h. Il s’agit bel et bien du roi Marck de la lĂ©gende de Tristan et Iseult, Ă l’origine personnage historique ayant rĂ©gnĂ©, au VIĂšme siĂšcle sur une double DomnonĂ©e, Ă la fois le Cornwall-Devon et le nord de la Bretagne armoricaine.