Le Domaine d’Isegorias » Les brumes du lac Barford : le roi des Korrigans - Contes et légendes de Bretagne, Féerique

Les brumes du lac Barford

Extrait de Contes et Légendes des pays celtes de J. Markale

Dans le haut pays, au-dessus d’Aberdyvi, il y a un lac de montagne que l’on appelle Llyn Barfod, c’est-à-dire le « Lac barbu ». Ce lac est la plupart du temps enfoui dans des brumes qui s’éparpillent lentement au gré du vent comme de longues chevelures ou de longues barbes sur les pentes menant vers la mer. On dit que ce lac n’a pas de fond, et certains prétendent même que c’est par là qu’on pourrait atteindre l’Autre Monde si l’on avait assez de courage pour y plonger.
Autrefois, il y a bien longtemps de cela, un monstre résidait dans les eaux de ce lac, une sorte de serpent monstrueux qu’on appelait l’Afang. Il sortait de l’eau toutes les nuits et se repaissaient de tous les êtres vivants, hommes ou bêtes, qui avaient la témérité de s’attarder sur le rivage. Mais, un jour, le monstre devint furieux et se mit en devoir de faire déborder le lac et d’inonder ainsi le pays qui était en dessous. Il essayait en effet de détruire la digue naturelle qui retenait les eaux du lac et qui les empêchait de s’écouler dans la vallée.
On l’avait vu de loin se livrer à cette besogne, et toutes les nuits, un nouveau pan de montagne s’effondrait. Bientôt, les eaux seraient lâchées, et les habitants du pays commençaient à fuir, avec leurs troupeaux et leurs biens, pour éviter d’être surpris par l’inondation. La terreur s’emparait de chacun, surtout lorsqu’on entendait le monstre rugir lorsqu’il s’attaquait à quelque portion de rocher plus solide et plus résistante que les autres.
C’est alors qu’arriva dans le pays un grand guerrier du nom de Hu Gadarn. On ne connaissait pas ses origines, ni pourquoi il venait là. Il demanda ce qui se passait et on lui expliqua les méfaits de l’Afang. Il dit alors aux habitants qu’ils pouvaient rester chez eux et qu’il allait se charger de réduire le monstre à l’impuissance.
On le vit bientôt avec deux grands boeufs dont la tête s’ornait de deux cornes si longues qu’on n’en avait jamais vu de semblables, et qu’on eut tôt fait d’appeler Ychen Bannog, c’est-à-dire les « Boeufs aux longues cornes ». Il lia ensemble, avec un joug, les deux boeufs et se dirigea vers le lac Barfod. Là, il attendit, guettant le monstre, et tous ceux des alentours entendirent pendant toute cette nuit-là le bruit d’un combat acharné, des rugissements furieux et des vents qui soufflaient avec violence à travers la montagne. Et, au matin, quand les plus courageux s’approchèrent pour savoir ce qui s’était passé, ils virent Hu Gadarn et ses boeufs cornus tirer l’Afang hors du lac, avec de grandes difficultés. Mais le monstre semblait mort et Hu Gadarn le laissa sur le rivage où il fut bientôt la proie des rapaces qui se précipitèrent sur lui et le déchiquetèrent. Alors, Hu Gadarn, accompagné de ses deux boeufs cornus, entra dans l’étang et y disparut peu à peu. On ne le revit jamais plus.

Une fois délivrés du monstre et de la menace qu’il faisait peser sur eux, les habitants regagnèrent tous leurs demeures, et les eaux du lac Barfod ne s’écoulèrent jamais dans la vallée. Mais, dans les siècles qui suivirent, nombreux furent ceux qui aperçurent, quand la brume montait de la surface du lac, un troupeau de vaches qui paissaient tranquillement sur le rivage, mais qui disparaissaient chaque fois qu’on voulait s’en approcher.
Un jour, cependant, un homme qui possédait une petite ferme non loin de là s’égara dans la brume, en rentrant chez lui, et se retrouva au bord de l’eau, au milieu du mystérieux troupeau. Il vit en particulier une vache merveilleusement belle et dont les pis étaient gonflés de lait.
- Par ma foi ! s’écria-t-il, si je possédais une vache comme celle-là, je ne manquerais de rien et je serais le plus heureux des hommes !
- Eh bien ! prends-la, dit une voix derrière lui.
Fort surpris et quelque peu effrayé, il se retourna : un grand homme se tenait là, appuyé sur un bâton ; il avait l’air noble et son visage était encadré par de longs cheveux blancs qui retombaient sur ses épaules. Le fermier se demandait bien s’il devait accepter ou non l’offre de cet inconnu. Au fond de lui-même, il ressentait une grande inquiétude, mais son désir d’emmener la merveilleuse vache avec lui fut beaucoup plus forte. Il se décida à dire :
- Certes, je le voudrais bien, mais je n’ai pas de quoi payer cette vache.
- Qui te parle de paiement ? dit l’inconnu. Tu peux emmener avec toi cette vache puisqu’elle te plaît tant. Elle te procurera abondance et richesse tant que tu la laisseras libre de quitter ton étable toutes les nuits où il y aura de la brume. Souviens-toi bien de cette condition, car si tu ne la respectes pas, tu t’en repentiras gravement, et je ne pourrais plus rien pour toi.

Et, après avoir prononcé ces paroles, le grand homme aux cheveux blancs disparut, ainsi que l’ensemble du troupeau. Le fermier demeura seul avec la vache qui avait tant inspiré sa convoitise. Il la guida jusqu’à son étable et entreprit de la traire. Il n’eut même pas assez de seaux chez lui pour contenir tout le lait que donnait la vache, et il dut aller en chercher chez ses voisins.

Tous les soirs, la vache fournissait autant de lait. Dans le pays, chacun en fut émerveillé, et on commença à soupçonner que le fermier avait des relations avec les fées. Mais lui se contentait d’affirmer qu’il avait trouvé sa vache dans la montagne. C’est pourquoi on l’appela Y Fuwch Gyfeiliorn, c’est-à-dire la « Vache Errante ». Et, tous les soirs où il y avait de la brume, le fermier ouvrait la porte de son étable. Alors, la vache sortait dans la nuit et nul n’avait pu savoir où elle allait. Le fermier avait bien essayé de la suivre, mais il l’avait tout de suite perdue de vue. Pourtant, le matin suivant, elle se retrouvait toujours à l’étable.

Grâce au lait que lui donnait la Vache Errante, le fermier fit de bonnes affaires et devint très riche. Il acheta d’autres fermes aux alentours et il fut honoré comme un seigneur. Malheureusement, la richesse le rendit orgueilleux : il finit par traiter ses voisins comme des incapables et des paresseux, et chaque fois qu’on lui demandait de l’aide, il refusait en prétextant qu’il n’avait rien demandé à personne et que, s’il était riche, il le devait à son travail.

Or, un soir, il oublia d’ouvrir la porte de son étable, et la Vache Errante dut rester enfermée toute la nuit, mugissant et se lamentant. Le fermier n’y fit guère attention, mais le soir, quand il voulut la traire, il s’aperçut qu’elle n’avait pas une goutte de lait. Il se dit que c’était parce qu’il avait oublié d’ouvrir la porte : la vache n’avait pas pu aller pâturer dans les brumes. Ce soir-là, il eut grand soin de laisser la porte ouverte. Mais, le lendemain, la vache n’avait toujours pas de lait.
Et il en fut ainsi les jours suivants. Le fermier se sentait plein de colère, à la fois contre lui-même, parce que c’était la conséquence de son oubli, et contre la vache qui devenait stérile. Il décida que, puisqu’elle n’était plus d’aucun profit pour le lait, il allait l’engraisser et la préparer pour le boucher. Ainsi la laissa-t-il à l’étable, prenant bien soin de lui apporter du foin en abondance. Et la Vache Errante grossit rapidement, à la grande satisfaction du fermier.

Le jour où elle devait être tuée arriva. Tous les voisins du fermier s’étaient rassemblés pour assister à l’abattage, car la Vache Errante était trop connue dans le pays pour qu’on manquât ce spectacle. Mais quand le boucher leva sa masse pour lui asséner le coup fatal, son bras demeura paralysé et la masse tomba sur le sol. On entendit alors un cri perçant surgir de la brume qui commençait à envahir le lac Barfod, et on vit apparaître, au-dessus des eaux, une femme vêtue d’une grande robe blanche. D’une voix mélodieuse, elle appela la Vache Errante, et celle-ci, bousculant tous ceux qui se trouvaient là, se précipita dans les flots avec un meuglement joyeux et y disparut au milieu de la brume. Quant au fermier, à partir de ce jour, ses affaires périclitèrent et il fut réduit à aller mendier sur les routes.