Le Domaine d’Isegorias » Comment Gwion devint le chanteur le plus célèbre : le roi des Korrigans - Contes et légendes de Bretagne, Féerique

Comment Gwion devint le chanteur le plus célèbre

CHMELOVA, Elena, Contes celtes, Gründ, 1992

Il y a très, très longtemps, un puissant seigneur avait une jeune et belle femme et deux enfants. La petite fille était la plus jolie et la plus gentille qui pût exister en ce monde. Qui voyait ses cheveux blonds et ses yeux clairs comme le ciel oubliait à l’instant même tous ses soucis. Le seigneur et son épouse auraient été les plus heureux du monde si leur garçon n’avait été le plus affreux enfant des alentours. Il avait les cheveux rêches, les yeux sombres comme des nuages, les joues rugueuses, bref, même un fantôme aurait été plus charmant que lui.

La dame s’en inquiétait. Elle pleurait souvent en secret et, quand elle contemplait son fils, son sourire s’évanouissait. Mais il n’y avait rien à faire : ce garçon devenait plus laid de jour en jour. Alors, la dame se dit : «Puisque mon fils est le plus vilain d’alentour, qu’il soit au moins le plus intelligent du monde. La beauté lui sera alors moins nécessaire.»

A partir de là, elle ne cessa de se démener. Elle courut de sorcier en sorcier, de femme sage en femme sage pour apprendre d’eux comment rendre son fils le plus intelligent du monde.

Sur leur conseil, elle suspendit un grand chaudron au-dessus d’un feu, elle versa dedans toutes sortes d’eaux puisées dans tous les coins du monde, y jeta des herbes soigneusement choisies, afin de préparer pendant un an et un jour un philtre qui pût donner à son fils tout le savoir possible. Chaque mois, elle rajoutait des épices et de nouvelles herbes que lui procuraient ses conseillers. Elle finit par tout savoir elle-même sur la façon de préparer une potion magique.

Tandis qu’elle faisait cela, elle ordonna aux serviteurs de ne pas approcher du chaudron, afin que personne ne pût savoir quels ingrédients et quelles incantations étaient nécessaires à ce philtre. Elle trouva au village un orphelin à qui elle apprit à se servir d’une grande louche d’or pour remuer le breuvage, mélanger ses composants et prendre soin du feu pour que les tisons demeurent jour et nuit incandescents comme des yeux de loups affamés.

«Gwion», lui promit-elle, «souviens-toi que je te récompenserai généreusement si tu me sers avec fidélité toute l’année. Je t’offrirai de nouveaux vêtements, ta table sera toujours bien garnie et je te remettrai une bourse pleine de pièces de cuivre quand ta tâche sera achevée. Mais prends bien garde qu’aucune goutte de ce philtre ne s’échappe de ce chaudron, ou cela ira mal!» menaça-t-elle. Le garçon eut si peur que tout son corps se mit à trembler. Alors, la dame le rassura : «Ne crains rien, je vois que tu es habile. Contente-toi de faire attention!»

Au bout d’un certain temps, le garçon lui-même ne fut plus capable de compter combien de jours et de nuits il avait passé à remuer le mélange, à l’écumer et à entretenir le feu. Enfin, la dame revint s’asseoir près du foyer et envoya dormir le garçon. L’année s’écoula ainsi pour lui, mais un jour, les herbes se mirent à bouillir un peu trop fort dans le chaudron. L’écume monta et trois gouttes de liquide sombre comme de la suie tombèrent sur la main du garçon. Vite, Gwion les essuya et se remit à remuer les herbes et à écumer afin de ne pas se faire réprimander. Et soudain, il entendit un chuchotement dans l’air. Les arbres parlaient dans le vent, et Gwion les comprenait. Il comprenait aussi les sifflements des oiseaux dans leur nid. Et il s’en réjouit. Il en dansa même de joie, car il réalisait bien que ce nouveau savoir lui venait de ces trois gouttes de potion qui lui étaient tombées sur la main.

A l’aube, la dame vint voir si le philtre bouillait et si le feu brûlait bien sous le chaudron. II ne manquait plus que trois jours avant l’échéance fixée pour la parfaite cuisson du breuvage. Mais la dame était impatiente. Comme elle tournait son regard vers Gwion, il lut dans ses yeux avec une étonnante clairvoyance. La dame n’allait pas lui donner de nouveaux vêtements, ni une bourse pleine de pièces de cuivre, elle ne désirait pas le récompenser pour son fidèle service, mais comme elle avait enfin ce qu’elle désirait, elle allait envoyer son aide dans l’autre monde afin que personne ne sache par quel subterfuge son fils était devenu si intelligent. Mais, de même que ses yeux avaient trahi la dame, ceux de Gwion le dénoncèrent. Elle comprit que le garçon avait goûté au philtre magique. Les choses auraient mal tourné pour lui s’il n’avait songé à ce moment-là à se transformer en lièvre. I1 ne prit pas le temps de réfléchir et se précipita par la porte entrouverte. Il courut dans la cour, sauta le rempart et se perdit dans les fourrés des collines boisées.

La dame ne perdit pas de temps, grâce aux sortilèges qu’elle avait appris, elle se transforma en lévrier, et en trois bonds fut sur les talons du fuyard.

Celui-ci se figea quand il vit le chien, mais il eut encore la présence d’esprit de dire calmement

«Je désire être un poisson nageant dans les profondeurs!» et aussitôt, il devint un poisson d’argent qui se cacha sous la racine d’un saule. Alors, la sorcière se changea en loutre et plongea dans le trou pour nager vers ce vieux saule. Tandis qu’elle examinait les fonds aquatiques, le garçon se transforma en oiseau et s’envola très haut dans le ciel. Mais soudain, un vautour fonça sur lui et lui cacha les cieux de ses ailes. L’oiseau se changea alors vite en grain d’orge. Il fut aussitôt mis en grange. Mais une grosse poule noire, avec un bec bien aiguisé, fouilla la paille, cherchant l’unique grain d’orge en cet endroit. Elle le trouva et le coupa en deux d’un seul coup. Une moitié du grain échappa à son bec et se transforma de nouveau en être humain. Mais comme il ne s’agissait que d’une moitié de grain, Gwion ne redevint pas ce qu’il était auparavant. Dans la paille, était couché un nouveau-né. Alors, la dame se changea de nouveau en une belle jeune femme. Elle prit une corbeille, y mit l’enfant et courut en haut d’une falaise qui dominait la mer. Là, elle jeta la corbeille à l’eau. Les vagues la ballottèrent un instant, puis le courant l’emporta et la précipita sur un rocher.

La dame rentra chez elle avec la satisfaction du devoir accompli. Mais elle pâlit d’effroi quand elle vit que le breuvage avait réduit et que les herbes avaient attaché au fond du chaudron pendant qu’elle poursuivait le garçon. Mais il était vain de se lamenter. Aucun sortilège, aucune larme ni aucune lamentation n’y pouvait rien.

Cependant, le prince Elphin, naviguait dans la baie pour vérifier si ses filets s’étaient emplis pendant la nuit. C’est alors qu’il aperçut une corbeille dans le remous. I1 l’attrapa à l’aide de son crochet, l’ouvrit et découvrit un beau bébé. Il le prit aussitôt dans ses bras, l’enveloppa dans sa chemise de laine et rama de toutes ses forces vers la berge. Les femmes de son château le nourrirent et s’en occupèrent si bien que, de jour en jour, l’enfant grandit, devint beau, fort et intelligent.

Quand l’enfant eut atteint l’âge de sept ans, le prince Elphin fut capturé à la chasse par la compagnie du Roi du Nord, qui l’emmena, comme un gibier, dans la forteresse royale. Les jeunes et les vieux du château se lamentèrent et pleurèrent en vain. Personne n’avait la moindre idée pour tirer le prince de sa prison.Alors, le jeune Gwion déclara

«Donnez-moi un cheval et une escorte, et je délivrerai le prince.»

La princesse se contenta de sourire tristement

«Mon enfant, comment le pourrais-tu, alors que tous nos capitaines et nos soldats sont impuissants contre cette forteresse?»

«Je n’emploierai pas la force», répondit l’enfant, «mais je les tromperai si bien qu’ils ne sauront plus eux-mêmes qui ils sont, et ils seront bien obligés de libérer le prince.»

Bon gré, mal gré, la princesse se laissa convaincre et équipa le garçon pour cette dangereuse expédition.

«Partons à présent», cria Gwion en montrant le Nord à ses hommes, «et que le vent soit avec nous!» Quand il vit que sa troupe, de fatigue, tombait presque de cheval, il dit : «Nous nous reposerons quand nous aurons délivré notre prince. Souvenez-vous qu’il est enchaîné entre les murs épais de sa prison, que le froid le gèle, que la faim le tourmente et que ce serait une honte que nous nous reposions maintenant.»

Enfin, ils arrivèrent au bas de la forteresse royale. Les gardes ne purent en croire leurs yeux quand ils virent cette troupe conduite par un enfant. Mais Gwion dressa la tête et cria

«Ouvrez la porte, et annoncez-nous au roi. Je suis venu pour interroger vos savants et chanter à la place de vos meilleurs bardes. Réservez-nous une place à la table du roi!»

Les conseillers et les chanteurs, les seigneurs et les serviteurs hochèrent la tête quand ils entendirent ces mots de la bouche d’un enfant. Seul, le roi se contenta de sourire. Quand on conduisit le jeune visiteur devant lui, il remarqua qu’il avait un habit brodé d’or, comme celui d’un prince, que la selle de son cheval était incrustée de pierres précieuses, et il ordonna qu’on fit place à toute la troupe à sa table.

«Mon seigneur», dit Gwion après avoir bien dîné, «je suis venu interroger tes courtisans les plus savants et chanter à la place de tes meilleurs chanteurs, car j’ai entendu dire que les tiens chantaient comme de vulgaires coqs débutants.»

Le roi rougit de colère et ordonna à ses bardes de chanter sa ballade préférée qui parlait de son château, la plus puissante forteresse qui existât, et de son royaume, supérieur à tous les autres. Le garçon ne prêta que peu d’attention aux chanteurs qui bêlaient et jouaient faux au point que les oreilles de l’assistance avaient peine à les supporter. Leur chant rappelait bien celui de jeunes coqs inexpérimentés, quand ils apprennent à pousser leurs cocoricos.

«Cela suffit!» hurla le roi hors de lui. «Et maintenant, montre ce que tu sais faire!» ordonna-t-il à Gwion.

«Auparavant, permets-moi, Sire, d’interroger chacun de tes vingt-quatre conseillers. Je leur poserai une devinette qui leur donnera à réfléchir au moins jusqu’au matin!»

Cette fois, ce fut au tour des savants de rougir de colère.

«Bien, si mes conseillers ne trouvent pas ton énigme, tu pourras me de­mander ce que tu voudras, je te l’accorderai», s’écria le roi. «Mais don­nant, donnant : s’ils déchiffrent ton énigme, ni toi ni ta troupe ne pourrez sortir de ce château avant d’avoir éprouvé dans votre chair ce qu’il en coû­te de se moquer du roi et de ses conseillers.»

«Sache, seigneur, que je n’ai jamais eu l’intention de me moquer de toi. Je ne désire qu’une chose : si je gagne, c’est que tu réalises mon unique prière. »

Toute la cour fut pétrifiée devant tant de hardiesse. II arrivait justement dans cette salle du palais les seigneurs les plus savants de tout le Pays de Galles et l’on pensa vraiment que ce garçon était insensé. On chuchota qu’il fallait même l’expulser. Mais Gwion passa entre les rangs formés par les seigneurs et leur demanda seulement ceci

«Dites-moi, messires, de qui il s’agit : II est le plus puissant des puis­sants, car la montagne et la plaine s’inclinent devant lui. Il est sans corps, sans os, sans tête, sans bras, sans jambes, et pourtant il domine toute la ter­re bien que personne ne l’ait jamais vu!»

Les savants tinrent conseil. Ils proposèrent ceci et cela, et réfléchirent non seulement jusqu’au matin, mais trois jours et trois nuits sans fermer l’oeil. Mais ils ne trouvèrent pas.

«Nous renonçons!» dit enfin le plus âgé des conseillers aux cheveux blancs.

« Si vous ne passiez pas tout votre remps à votre table à compulser des li­vres, vous auriez deviné qu’il s’agissait du vent», répondit Gwion en sou­riant tranquillement.

Les seigneurs se mirent en colère encore plus furieusement qu’aupara­vant pour avoir été menés par le bout du nez par un enfant. Et ils voulurent le punir. Personne ne songea à lui demander ce qu’il désirait pour avoir gagné. Mais à ce moment-là, un murmure léger se fit entendre. Il s’amplifia et se transforma en vacarme. Il soufflait à présent un vent puissant qui de­vint vite une tornade.

Le vent sauvage arracha le toit de la tour où le roi gardait le prince pri­sonnier. Il emporta ce dernier avec la légèreté d’une plume, et ses chaînes tombèrent sans qu’il fût besoin de les limer. Le prince Elphin était libre à présent comme un oiseau. Puis le vent s’introduisit dans la salle du trône et les seigneurs furent emportés. Le roi, ses conseillers et les autres courti­sans furent soulevés de terre comme s’ils dansaient dans le vent. Ils ne pu­rent reprendre leur équilibre tant qu’ils ne firent pas la promesse solennelle de laisser Elphin et Gwion en paix pour le restant de leurs jours et de ne plus jamais les traquer, ni eux, ni leurs enfants, ni leurs petits-enfants. Alors seulement, Gwion les délivra en prononçant un mot. Chacun reprit sa place dans la salle royale et les chanteurs saisirent leurs instruments et donnèrent de la voix.

Pas étonnant après cela que la renommée de Gwion s’étendît dans tout le royaume. En peu de temps, il devint le chanteur le plus célèbre de tout le Pays de Galles. Quand il ouvrait la bouche, les autres se taisaient. Sa voix s’élevait, seule, et résonnait dans le vaste monde et ce qu’elle chantait produisait comme un charme. En l’écoutant, tout le monde oubliait le temps. C’est pourquoi,depuis ces temps très anciens jusqu’aujourd’hui, personne n’a oublié le célèbre Gwion.