Le Domaine d’Isegorias » L’air merveilleux : le roi des Korrigans - Contes et légendes de Bretagne, Féerique

L’air merveilleux

O’Connor était le roi des ménétriers d’Irlande. Dans la province de Munster, il n’avait pas son pareil. Son répertoire comptait bien des airs, mais il en connaissait un qui était vraiment extraordinaire. Il était capable de faire danser les vivants…et les morts. A la première note, les souliers vous tremblaient aux pieds comme si vous eussiez eu la fièvre ; vieux ou jeunes, tous y passaient ; on se mettait à danser, à danser comme des fous, tournant de tous côtés comme feuilles au vent, et cela tant que durait la musique.

Aussi O’Connor était-il de toutes les noces, lui et sa cornemuse. Il s’y rendait, fidèlement accompagné partout de sa mère qui lui servait de guide, car le pauvre garçon était aveugle. Un beau jour, au village d’Iveragh, O’Connor avait déjà tant et tant fait danser la jeunesse que son gosier était aride comme un vieux parchemin.
- Voulez-vous un verre ? lui proposa-t-on.
- Inutile, passez-moi la bouteille !
Et, empoignant la bouteille de whisky, il ne la rendit…que vide ! Et tout à coup, sans aucun avertissement, voilà que le ménétrier entame son air merveilleux. On eût dit qu’un grand vent de folie soufflait sur la place du village. O’Connor lui-même ne puvait rester tranquille : il se balançait d’une jambe sur l’autre comme une barque par grosse mer. Et même sa vieille mère fesait aller ses os en cadence comme toutes les femmes de l’assemblée.

Mais cela n’était rien en comparaison à ce qui se passait sur le rivage. La grève était couverte de poissons de toutes sortes qui sautillaient, voletaient, sautaient, replongeant en ressortant, se démenant de plus en plus vite, suivant le rythme endiablé de la musique. D’énormes crabes tournaient en rond sur une seule patte en vrais acrobates. Des phoques giguantesques, dressés sur leurs pattes malhabiles, s’avançaient vers le rivage à la tête de troupes de poissons, homards, langoustes, tous décidés à danser. C’était un extraordinaire spectacle de les voir ainsi suivre la mesure : morues, turbots, carrelets cabriolaient joyeusement ; dorades, maquereaux, harengs sautaient d’un air folâtre ; les bancs argentés des sardines arrivaient jusqu’au rivage. Les moules et les huîtres agitaient leurs coquilles en guise de castagnettes.

Jamais on n’avait vu pareil spectacle…Inlassable, O’Connor jouait toujours…Mais voilà que, au milieu des poissons, apparut une jeune femme belle comme le jour. Elle avait une longue chevelure verte ; ses dents luisaient comme des perles, ses lèvres semblaient de corails et sa robe était blanche comme l’écume de la mer. Elle s’approcha de O’Connor et lui chanta d’une voix mélodieuse :
- Je suis la dame de la mer et je demeure au fond des eaux. Viens avec moi et sois mon époux. Tu auras de la vaisselle d’or et d’argent, et tu règneras sur tous les animaux qui peuplent les mers.
O’Connor se trourna vers elle :
- Merci madame, mais boire de l’eau salée ne me va pas !
Alors, tout en dansant, la Dame de la Mer se prit à persuader le ménétrier. Autour d’eux, les gens dansaient et les poissons, tous les poissons de la mer, menaient aussi leur ronde.

Enfin, la sirène finit par convaincre O’Connor de l’accompagner au royaume marin. Sa mère lui cria bien revenir quand elle le vit atteindre le bord de la mer en compagnie de la belle étrangère. Mais il ne l’écouta pas. Il continua d’avancer toujours. Et voilà qu’une vague haute comme une maison arriva sur lui, prête, aurait-on dit, à l’engloutir ; il n’y fit aucune attention. Sa mère se prit à pleurer, mais, malgré ses cris et ses pleurs, elle ne pouvait s’arrêter de danser. Enfin, son fils se tourna vers elle et lui dit :
- Je suis bien heureux ma mère ! Je vais devenir le Roi de la Mer, et je te promets de t’envoyer tous les ans un…
Mais il n’eut pas le temps d’achver…La dame aux cheveux verts, voyant une vague encore plus haute s’avancer, s’enveloppa avec le musicien dans un manteau à grand capuchon. La vague, dressés à une hauteur giguantesque au-dessus d’eux, retomba sur le rivage avec un fracas épouvantable.

On ne revit plus jamais, jamais, le musicien, mais souvent, sur la côte de Kerry, par les nuits tranquilles, les mariniers entendent le bruit de la musique venant du fond de l’eau, et certains prétendent même reconnaître le son de la cornemuse O’Connor.