Le Domaine d’Isegorias » Le Gui Sacré : le roi des Korrigans - Contes et légendes de Bretagne, Féerique

Le Gui Sacré

C’est aujourd’hui le sixième jour après la nouvelle lune, l’époque où elle dessine dans le ciel une belle faucille dorée, un croissant élégamment effilé. Depuis la veille, une légère couche de neige soupoudre le sol et, du ciel uniformément gris, tombent toujours quelques flocons. Pour se protéger du froid, les hommes ont soigneusement serré leurs braies aux chevilles et ils enfouissent la tête dans le capuchon de leur manteau.

Les femmes se recroquevillent dans une épaisse cape en laine aux vives couleurs…

Malgré le mauvais temps, les Arvernes de la région sont venus au rendez-vous fixé par le druide Teutomatos. Depuis les nobles, entourés de leurs clients , jusqu’aux plus humbles paysans avec leur épouse, tous ont répondu avec empressement à son appel.

La procession s’ébranle et sort du village. En tête, on reconnaît facilement le druide à son vêtement blanc. Lui seul sait la route à prendre, celle qui rapproche des dieux, et chacun le suit avec confiance sans poser de questions. De temps à autre, il récite quelques litanies mais ses paroles s’évanouissent aussitôt dans l’air glacé, et un silence ouaté retombe sur la campagne engourdie… Juste derrière lui, deux jeunes boeufs blancs, à qui on vient de mettre le joug pour la première fois, marchent d’un pas lourd, l’air résigné.

Depuis un moment, le chemin devient plus raide ; il s’élève vers le sommet d’un plateau recouvert d’une épaisse forêt… Parvenu à l’orée du bois, Teutomatos s’arrête un instant pour que le cortège se regroupe, puis il s’enfonce dans ce monde sans horizon, fermé de tous côtés par les troncs innombrables des arbres. Soudain, la brise se lève et les branches s’entrechoquent. On dirait que la forêt s’est mise à parler, à répondre aux paroles du druide. Il ne fait d’ailleurs aucun doute pour tous ceux qui le suivent que Teutomatos connaît le langage des arbres !

Au fur et à mesure que les Gaulois avancent sous bois, le chemin s’efface ; la dernière trace qui les reliait à leur univers familier, celui des champs et des villages, disparaît… Alors qu’ils débouchent dans une clairière, l’homme en blanc fait un geste ; aussitôt tout le monde s’immobilise.
” Dervo ! ” s’écrie-t-il en pointant le doigt vers un vieux chêne rouvre aux branches tourmentées.
” Dervo ! ” répète religieusement la foule.

Là-haut, près de la cime, une grosse touille de gui dessine une boule verte. Une fois encore, le druide a conduit son peuple vers l’arbre sacré, celui que les dieux ont choisi pour porter la plante vénérée, cette curieuse plante aux petites baies blanchâtres qui ne pousse pas sur le sol et qui fleurit lorsque tout le reste de la végétation sommeille. Pour les Gaulois, le gui, qui ne puise pas sa vie dans la terre, appartient en effet à un” autre ” univers, celui des dieux et des défunts. Posé sur la branche inerte qui le porte, il vient leur rappeler que la mort peut engendrer la vie, espoir ouvert sur un” Au-delà ” dont les druides ne cessent de rappeler l’existence.

La foule a formé un cercle autour de l’arbre. Teutomatos, après quelques efforts, réussit à se hisser jusqu’à la première branche. De là, il gagne facilement le sommet du chêne. Il saisit alors une serpe à la fine lame d’or, métal pur par excellence et dont l’éclat imite celui du soleil. Il chante de sa voix grave quelques prières et coupe le gui qu’il recueille soigneusement dans une étoffe immaculée. Pendant ce temps, les sacrificateurs ont immolé les deux boeufs…

Les flocons tombent de plus en plus serrés ; la nuit envahit les sous-bois. La cérémonie s’achève. On revient vers le village avec une certaine hâte, heureux de rapporter le gui sacré.